ARTICLE PUBLIE

ARTICLE PUBLIE DANS LA REVUE "LE COURRIER DE L'ATLAS"

Contexte

Situé dans un massif montagneux d’Allemagne centrale, le camp de Dora a été aménagé sous terre suite au bombardement de l’usine de Peenemünde où étaient fabriquées les fusées V2. Dans deux tunnels souterrains, les prisonniers fabriquent les missiles balistiques qui tueront les populations civiles. Pour Himmler, haut dignitaire du III Reich, personne ne doit sortir vivant de Dora. La mortalité dans ce camp de concentration et d’extermination par le travail était terrifiante : 1 déporté sur 3 y a succombé. 20 000 déportés ont péri sur les 60 000 qui y ont connu l’enfer entre août 1943 et avril 1945. Parmi les 9 000 déportés de France, figurait une centaine d’origine maghrébine dont Ammar El Ouarghi. Un survivant. Né en Algérie, arrivé en France a 12 ans, ce restaurateur a connu un destin tragique que sa fille ainée Geneviève Habib voudrait sauver de l’oubli. Aujourd’hui, elle aimerait qu’il reçoive à titre posthume une médaille du courage et du mérite.

Témoignage

« Toute sa vie il a gardé des séquelles physiques de sa déportation »

« Né à Souk-Ahras, en Algérie, en 1901, mon père a débarqué à Marseille en 1913. Il commence par divers petits boulots sur le port. D’un tempérament social, il se fait vite des amis et est embauché comme serveur. Il remporte même le concours du garçon de café le plus rapide en 19 ??. Il est peut-être illettré mais curieux et travailleur. Il parvient à mettre des sous de côté et décide de se mettre à son compte à Orange. Il y rencontre Blanche Vergne, la fille d’un notable qu’il épouse et avec qui il ouvre un restaurant « le petit Saint Jean ». C’est un bon vivant, il aime faire la fête et il est fou amoureux de sa femme. Lorsqu’éclate la guerre, comme tous les « bons » citoyens d’Orange, il lutte contre les Allemands et cache dans la cave de son restaurant les armes des résistants. Les Allemands qui fréquentent son établissement ne soupçonne pas ce « noir » et ne se doutent de rien. Sauf que pendant qu’il est en réunion avec ses amis résistants, sa jolie blonde devient la maîtresse d’un colonel allemand à qui elle finit par tout révéler. C’est ainsi que Ammar El-Ouarghi est arrêté à Orange pour les motifs suivants : gaullisme, dépôt d’armes et ravitaillement du maquis.

Il est incarcéré à Sainte-Anne à Avignon du 28 janvier au 17 mars 1944 puis à la prison des Baumettes à Marseille jusqu’au 23 avril avant d’être transféré au camp de rassemblement de Compiègne où il reçoit le numéro 33368. Le 12 mai, il embarque avec 2072 autres hommes dans des wagons à bestiaux pour être déporté en Allemagne. Après trois jours et deux nuits de voyage dans des conditions éprouvantes, le train s’arrête non loin de du camp de Buchenwald. Mon père reçoit alors le matricule 49551. Trois semaines plus tard, le 6 juin, il est envoyé à Wieda, siège de la Baubrigade III ; Kommando spécial de détenus affectés à la construction des routes et des voies ferrées.

Le 30 juillet 1944, il est affecté à Dora. Les prisonniers sont classés en fonction de leur activité dans la vie civile. Comme il était restaurateur, il est affecté aux cuisines. Ce n’est pas le pire endroit mais la vie n'est pas facile : il fait très froid et le travail est difficile. Les vigiles sont sauvages et sans scrupules mais il mange - et ce "noir" ne déplait pas trop aux Allemands. Il est "différent" donc ils lui foutent un peu la paix. Le chef est content - car il lui donne des bonnes recettes - donc on peut dire que par rapport aux autres - il n'est pas trop mal…Il a la chance de ne pas faire partie de ceux qui partent au crématoire.

Un jour, un prisonnier vole dans la cuisine. On entend des cris. Il se sauve et dans la cour il est rattrapé par un gardien qui lui tire dessus à bout portant et le tue sur place. Mon père qui regardait la scène de loin voit la balle traverser le corps du malheureux et venir se loger dans son bassin. Elle y restera toute sa vie. Le 4 avril 1945 ; il est transféré à l'hôpital mais les médecins refusent de retirer la balle. Il est mis en prison - pour complicité - à Bergen-Belsen le 10 avril. Il sera libéré par les Britanniques cinq jours plus tard et rapatrié en France le 1er mai 1945 par le centre d’accueil d’Orsay.

Alors qu’il pesait 90 kg pour 1m 90, à la libération son poids n’est plus que de 45 Kg. Les infirmières lui donnaient de la soupe à petite dose pour éviter qu’il ne tombe malade mais toute sa vie il a gardé des séquelles physiques de sa déportation.

A la libération, mon père n'avait qu'une hâte : se venger de "la Vergne" (c’est ainsi que les gens du village désignaient sa première épouse) car elle l’avait dénoncé. Tandis que les anciens déportés étaient emmenés à Paris pour être soignés et répertoriés, à Orange, les villageois sont allés chercher "la Vergne" - l'on ligotée et lui ont rasé le crâne avant de la balader dans toute la ville avec les autres traîtresses -sur une charrette tirée par des ânes -et les gens leur jetaient des détritus. Elle n’a pas eu le choix que de quitter la France pour aller s’installer à Tanger car même ses propres parents ne voulaient plus entendre parler d’elle. Elle y a tenu un cabaret jusqu’aux années 60.

Après avoir été soigné à Paris et quelque peu remplumé, mon père est revenu à Orange où il a réouvert son restaurant qui ne désemplissait pas. C'était le lieu de rendez-vous de toute la ville : on y mangeait, on y dansait, on s’y amusait. Après la guerre, les gens avaient besoin de revivre.

Il a alors rencontré ma mère avec qui il a eu quatre enfants, dont moi, l’aînée. Ils se sont d’abord installés à Bollène, dans le Vaucluse, puis nous avons emménagé dans un village troglodyte près du site du Barry où il a ouvert un restaurant éponyme. Mais ma mère n’a pas supporté cette vie sauvage. Elle nous a quitté pour retourner en ville. Mon père nous a élevé seul et dès qu’on a été en âge de l’aider au restaurant nous avons mis la main à la pâte.

Il est mort dans son lit à 83 ans à Villeneuve-lès-Avignon. Quelques années plus tôt, nous avons pu nous rendre ensemble dans son village natal pour la première et dernière fois. Aujourd’hui, moi, je vis au Maroc et je dirige un club équestre que j’ai appelé Le Barry en souvenir et en hommage.

AVRIL 2021